Suite de l’article publié le 7 septembre.
Les exemples étant légion, je me contenterai de piocher principalement dans l’actualité de la Fabrique de Littérature Microscopique[1] pour éclairer mon propos :
L’invasion zombie piétine. Par solidarité, l’ogre lance une collection de bottes de sept lieues. (Karim Berrouka)
Même avant d’être un vampire, Vlad Drăculea était très pal. (Benoît Giuseppin)
Dans la première short short story, l’allusion à la lenteur proverbiale des zombies est doublée d’une référence aux bottes de sept lieues, chausses magiques de l’ogre qui permettent de se déplacer très vite. Là aussi, ce détail de l’histoire du Petit Poucet est très connu. Pas besoin de préciser ce que sont exactement ces bottes.
Dans la deuxième micronouvelle : références au fait que les vampires sont censés être très pâles et à la sauvagerie du personnage historique Vlad Dracul, surnommé l’Empaleur.
Il est intéressant de noter, même si ce n’est pas toujours le cas lorsqu’une référence intertextuelle, historique ou mythique est en jeu dans une micronouvelle, que l’on est là face à de multiples références qui se complètent et se télescopent.
On assiste dans les deux cas à un mash up. Karim Berrouka mélange allègrement les zombies et les ogres, Benoît la légende et l’Histoire.
On en arrive même dans certaines micronouvelles, non plus à une collision entre deux univers, mais ce que j’appellerais comme figure de style, faute de mieux, un mash up d’expressions lexicalisées ou un mash up de termes ayant un sens bien précis, du moins au départ. Cela pourrait rentrer dans la définition du néologisme[4] (dans cette acception : Néologisme (de forme). Expression ou mot nouveau, soit créé de toutes pièces, soit, plus couramment, formé par un procédé morphologique (dérivation, composition, analogie), mais je préfère utiliser dans cet article, afin de ne pas engendrer de confusion, le terme néologisme uniquement dans le sens de « mot nouveau ».
Ce mash up de termes ou d’expressions peut se présenter comme un groupe-de-mots-valise, sur le principe du mot valise :
Ayant biberonné de la paranormal romance dès tout jeunots, les vampires nouvelle génération ne craignent pas l’eau cul-cul bénite. (Jacques Fuentealba)
Dans cet exemple, on ne peut pas à proprement parler d’expression lexicalisée, mais les groupes de mots « eau bénite », « cul cul » et « cul bénit » ont un sens bien précis, « figé » dans la langue et l’esprit du lecteur. L’idée est donc de bousculer la compréhension de ce dernier en lui mettant entre les pattes ce mix de trois expressions en une seule.
Cette barbarie linguistique s’éclaire par le référent : on parle ici d’eau bénite, bien entendu, crainte en temps normal par les vampires traditionnels, mais c’est une eau bénite un peu spéciale, qui est également cul-cul (familière donc, et déjà moins crainte par les vampires mentionnés vivant des histoires niaises et naïves) et cul bénite (rappelons juste la bigoterie de certaines auteurs de paranormal romance… J’ai dit Meyer ? Hein, mais non j’ai pas dit Meyer !)
À noter l’utilisation simple (mais singulière) d’expressions lexicalisées ou de métaphores dans certaines micronouvelles. Je pense en particulier à une série que m’avait envoyée Timothée Rey pour un projet avorté en partant de cette contrainte et dont je vous livre un des textes :
Peu après son engagement, Raoul réalisa qu’il n’était qu’UN HOMME DE PAILLE[6]. Pas de bol pour lui, il s’était engagé chez les pompiers.
L’homme de paille ici était autant métaphorique que réel. D’où le pas de bol !
Ce qui n’empêche pas dans d’autres micronouvelles, l’utilisation de métaphores filées, voire de doubles métaphores filées – formulé comme ça, on dirait presque une figure de patinage artistique ! – qui maintiennent là aussi une hésitation sur la compréhension, jusqu’au dénouement :
— Vous pensez que je couve quelque chose ? demanda le pyromane en tripotant machinalement son briquet, tandis que le médecin touchait son front brûlant[7].
Pour décrire la maladie, j’utilise le verbe couver en jouant sur sa polysémie, en particulier les sens : « Avoir un mal, (une maladie) sans encore le (la) manifester. » et « [En parlant du feu] Rester allumé sans se manifester. », voire « Rester caché, secret (le plus souvent en mauvaise part). La haine couve dans son cœur. », puis je file la métaphore avec « brûlant », qui là aussi peut recouvrir plusieurs significations.
Polysémie, donc : le mot est lâché ! C’est avec l’ellipse, la paronymie et l’homonymie une des figures maîtresses du format.
On peut aller encore plus loin dans la maltraitance de la langue, que ce soit sur le fond (néologisme) ou sur la forme (utilisation de lettres ou mots barrés, de parenthèses, de slash…), un terrain sur lequel, j’ai pu le constater d’expérience, les micronouvellistes hésitent ou répugnent parfois à s’aventurer. Il est vrai que ce côté expérimental de la micronouvelle peut donner lieu à de beaux loupés, faute de compréhension de la part du lecteur (« Mais où il a bien voulu en venir, l’auteur ? Je pige que dalle ! »)
Profitons donc pour livrer quelques exemples en pâture aux lecteurs d’[Espaces Comprises], en commençant par les néologismes :
Tour à tour, l’auteur frappé du syndrome de la page noire malaxe, renouvelle et massacre la littérature avec son « étriture »[9]. (Jacques Fuentealba)
Il resta enrhumé éternuellement. (Jacques Fuentealba – inédit)
Dans un cas, les guillemets permettent de signifier au lecteur : « non, ça n’est pas une coquille, tu as bien lu “étriture” ! », dans l’autre, le mot est suffisamment éloigné de ses racines pour que l’on imagine une faute de frappe.
Le plus souvent, comme c’est le cas dans ces deux exemples, le micronouvelliste a recours à un mash up de mots. Il ne crée pas de toutes pièces un mot qui serait incompréhensible sans une explication (laquelle explication plomberait la micronouvelle en lui faisant perdre de sa brièveté).
Encore que cela puisse être un effet recherché, comme ici :
Pluie à la Saint-Gzorg, plants de zbafs poussent comme des chorgs.
Mais si soleil trois pougnes plus tard, préfère les kharaîgns de maldar.
(Je sais, c’est complètement ridicule. Qui voudrait faire pousser des zbafs et des kharaîgns de maldar sur le même sol ? Les Bzomliens sont vraiment de piètres jardiniers.) (Benoît Giuseppin)
On peut pousser le vice jusqu’à laisser des fautes de français dans ses microfictions afin d’attirer l’œil du lecteur et de construire une histoire autour :
L’écrivain en herbe tira la langue à son professeur de lettres et s’enfuya. Le vieux bonhomme lui courut après pour le corriger[11].
L’usage des lettres ou mots barrés permet de jouer sur une hésitation dans la narration et plus seulement sur ce jeu sur la compréhension du sens. Le narrateur ou personnage narrateur vous dit : « Oh et puis non, en fait, ce n’est pas ça, l’histoire que je suis en train de vous raconter, mais ceci ! » et il barre un bout de mot, un mot ou un groupe de mots pour la peine, comme dans cette short short story que j’ai postée sur la Microphéméride[12] :
Le 30 janvier 1648, au cours d’un mémorable gueuleton, le roi d’Espagne et les Provinces-Unies signent le traité de Münster, entre ̶l̶a̶ ̶p̶o̶i̶r̶e̶ le fromage et le fromage.
Là, c’était l’occasion pour moi de détourner une expression connue en insistant sur le lieu où se déroulait la signature dudit traité et laisser entendre que, dans une ville comme ça, on ne pouvait manger que du fromage.
L’utilisation judicieuse de parenthèses permet d’offrir (en général) deux choix de lecture d’un groupe de mots, selon qu’on lit tout, ou que l’on omet les caractères placés entre parenthèses. Un peu comme sur le principe de la double métaphore filée, on peut ainsi aboutir à deux histoires complètement distinctes :
Casanova avait commencé à entreprendre une jouvencelle, lorsque le père les surprit et flanqua à la porte le séducteur. Même ainsi, la jeune fille se coucha moi(ns bê)te[14].
Dans un cas, Casanova a été plus entreprenant que dans l’autre !
L’utilisation de slashs induit également une hésitation et offre une double lecture, selon que l’on choisit une lettre ou un groupe de lettres avant ou après le slash pour lire le mot :
– Je suis à / au bout, dit le spéléologue[15].
Ou encore :
Selon les jours, ce schizoïde filait droit / un mauvais coton[16].
Le mécanisme de cette figure de style basée sur les slashs fait, en tout cas ici, penser quelque peu à celui du zeugme, que l’on retrouve parfois employé dans certaines micronouvelles. Il est vrai que le zeugme, qui est d’ailleurs une des figures de l’ellipse, est un bon vecteur de surprise et de concision, étant donné que l’on ne répète pas le début de la proposition :
Mise en confiance par ce vampire, la pauvre jeune fille souffrant d’une déception amoureuse lui ouvre son cœur saignant et l’appétit. (Jacques Fuentealba – inédit)
La paronymie est également un bon moyen de jouer sur l’hésitation et de désarçonner le lecteur :
La présidente du Comité des Fêtes Divines alla voir comment avançaient les préparatifs. L’abondance de couleurs lui agressa les yeux et elle manqua se vautrer dans un massif de fleurs blanches et violettes.
— Pourquoi vous collez tous ces étendards arc-en-ciel partout ? On ne célèbre pourtant pas la Gay Pride !
— Mais m’dame, les attributs d’Isis sont pourtant bien l’écharpe arc-en-ciel et les fleurs du même nom !
La présidente du Comité se tapa le front du plat de la main
— Oh, les ignares ! Oh les incultes, les incapables, les idiots ! Ils se sont trompés de déesse.
(Nelly Chadour)
Dans cette microphéméride de Nelly Chadour, on n’a qu’un des deux termes de la paronymie, le nom de l’autre déesse est à deviner à partir des attributs donnés (écharpes arc-en-ciel et fleurs du même nom), dans d’autres cas, il faut insister sur les deux termes de la paronymie pour que le texte soit compréhensible :
Le zombie s’avançait vers nous d’un pas décidé… ah non, décédé. (Benoît Giuseppin)
L’homonymie concerne souvent deux mots ayant la même prononciation sans avoir la même orthographe (comme dans un exemple précédent, qui nous présentait un Dracula très pal), mais peut aussi s’étendre sur plusieurs mots :
Stupides et lents, les zombis sont des cons posés.
Pour finir ce tour non exhaustif des figures de style, on notera parfois le recours à des mécanismes inverses de l’ellipse : l’accumulation et la répétition.
En soi, cela peut paraître paradoxal, étant donné le format. La répétition est pourtant propre aux séries de micronouvelles écrites sur un même thème ou un même personnage. Quand on exploite une idée ou un personnage jusqu’au bout, on se retrouve à proposer aux lecteurs des variations d’une histoire de départ. C’est le cas pour Les Petits Chaperons rouges de Zárate, c’est aussi le cas pour un certain nombre de thèmes communs (dans la section L’atelier collectif) de la Fabrique de Littérature Microscopique et pour les Cavaliers sans Tête d’Olivier Gechter, et j’en passe. Les textes en viennent même parfois à se répondre entre eux, à offrir une possible chronologie, même s’ils se lisent indépendamment.
On peut retrouver ces figures de style (accumulation et/ou répétition) au sein d’un même texte et en vérité, l’effet est d’autant plus fort qu’elles ne se diluent pas dans une œuvre longue (nouvelle, roman…) mais investissent tout le texte ou du moins une grande partie, comme ici :
Nous notons que le type est un meurtrier récidiviste, un détraqué sexuel (cinquante filles en une nuit…), un tueur d’enfants (les siens surtout), un mari infidèle, un assassin de jeunes et jolies cavalières (une minute de silence pour toutes les amazones désarçonnées par cette brute), un voleur de bétail qui mérite cent fois la pendaison, un malade mental qui se trimballe avec la peau d’une de ses victimes sur le dos, une catastrophe écologique (on ne compte plus les espèces qu’il a rayées de la carte), un social traître (travailler sans salaire pour le patronat, en accélérant les cadences…), une honte pour les valeurs morales (voyez le peu de cas qu’il fait de sa famille et le nombre d’enfants qu’il a semés à gauche et à droite), un raciste souffrant d’un grave complexe d’infériorité (chaque fois qu’il croise un géant, il le dézingue), un grand mythomane (son père serait Zeus et ses conneries répétitives ordonnées par Héra…), un accro à la coke et aux amphétamines (quelqu’un peut affirmer l’avoir vu se poser plus de cinq secondes ?)… Et nous nous arrêtons là, conscients qu’il y aurait matière à continuer pendant au moins trois pages. Que cela ne tienne, il restera toujours un héros dans le cœur des enfants. C’est qu’il en faut des figures légendaires telles qu’Hercule. Sinon, qui éveillera des vocations telles que dictateur ou CRS ? (Karim Berrouka)
Ou encore ici, dans la même série de flash fictions, où la répétition marque bien une certaine lassitude du personnage dans la répétition de son travail :
Hercule tue l’hydre de Lerne. Hercule tue l’hydre de Lerne. Hercule tue l’hydre de Lerne. Hercule tue l’hydre de Lerne. Hercule tue l’hydre de Lerne. Hercule tue l’hydre de Lerne. Hercule tue l’hydre de Lerne. Hercule tue l’hydre de Lerne. Hercule tue l’hydre de Lerne. Hum, ça devient un poil gonflant. Iolaos, mon bon Iolaos, que dit le manuel des Castors Juniors à propos des hydres de Lerne ? Que la tête du milieu est immortelle, brave Hercule. Hum, faudrait le trouver le milieu… Mais encore, mon bon Iolaos ? Que les autres repoussent une fois coupées, brave Hercule. Je te remercie mon bon Iolaos, mais j’avais un peu remarqué tout seul. Rien d’autre ? Que la bête a un faible pour les grands rhétoriqueurs, plus spécialement Guillaume Crétin, et qu’un seul de ses poèmes la plonge dans un profond coma, ce qui aiderait pour trouver la bonne tête et la trancher, brave Hercule. Tu en connais, toi, mon bon Iolaos, des poèmes de Guillaume Crétin ? Non, brave Hercule, même pas l’ombre d’un vers. Hercule tue l’hydre de Lerne. Hercule tue l’hydre de Lerne. Hercule tue l’hydre de Lerne. Hercule tue l’hydre de Lerne. Hercule tue l’hydre de Lerne… (Karim Berrouka)
[1] La Fabrique de Littérature Microscopique ou FabLiMi est un blog créé en 2011 par Karim Berrouka, Benoît Giuseppin et votre serviteur, qui se propose de publier chaque jour des micronouvelles sur un thème commun mensuel. On avait aussi au début développé pour chacun d’entre nous des thèmes personnels mensuels, mais le rythme de production s’étant un peu ralenti, on s’en tient pour le moment aux seuls thèmes communs.
[6] En majuscules dans le texte original. (NdR)
[7] Tout feu tout flamme, Jacques Fuentealba (éditions Outworld/Kymera)
[9] Le Syndrome de la page noire, Jacques Fuentealba (éditions Studio Walrus)
[11] Le Syndrome de la page noire, Jacques Fuentealba (éditions Studio Walrus)
[12] La Microphéméride est un blog créé en 2012 à l’initiative de Vincent Corlaix et de moi-même, qui propose de publier chaque jour une micronouvelle en rapport avec la date (événement historique, saint, dicton…). Avec un pool d’une trentaine d’auteurs, nous avons fait une première année athématique, puis un 2013 uchronique. Enfin, en 2014, le blog, repris courant 2013 par Sandrine Scardigli, Anthony Boulanger et Père Désœuvré pour la logistique et hébergeant toujours les œuvres de plusieurs dizaines de microauteurs se consacre à la SFFF sous toutes ses formes SAUF l’uchronie.
[14] Le Syndrome de la page noire, Jacques Fuentealba (éditions Studio Walrus)
[15] Scribuscules, Jacques Fuentealba (éditions La Clef d’Argent – version papier, éditions ActuSF – version numérique)
[16] Idem