Suite et fin de Pourquoi j’aime les genres par Manon Bousquet.
Bon, alors on dira que c’est mal écrit – ce qui est faux –, mais il va falloir sortir un argument plus convainquant.
Cette fois, je sors mon petit favori toutes catégories : L’Épouse de bois de Terri Windling (1996). Avec un légendaire varié et coloré, anglais et amérindien, le style nous emporte dans le désert de l’Arizona : il est poétique, fluide et pourtant jamais simpliste. (Saluons au passage le remarquable travail de traduction de Stephan Lambadaris, pour l’édition aux Moutons Électriques.)
Juste derrière, Même pas mort et Gagner la guerre de Jean-Philippe Jaworski, deux romans auxquels on peut rajouter le recueil Janua Vera. Là, aucun traducteur à suspecter d’avoir embelli le style : la verve est toute française, gouailleuse avec le narrateur de Gagner la guerre, soignée dans Même pas mort. L’auteur y déploie des trésors de la langue française, de tous les registres et sur tous les tons, il joue avec les mots. D’ailleurs, si dans Gagner la guerre, le devant de la scène est occupé par les complots, des échauffourées et mésaventures du narrateur, le fond évoque les dérives d’une oligarchie. Dans une interview, l’auteur explique que son livre est une lecture principalement pour s’évader et se divertir, mais que cela n’empêche en rien « une arrière-pensée politique. »
Je recherche souvent un style recherché dans mes lectures, car tout autant que les contrées que l’on visite avec eux, ils me font voyager au creux des mots. Et je trouve dommage qu’on diminue la qualité stylistique d’un livre pour une raison ou pour une autre, mais plus encore à cause de son genre, de sa couverture. C’est comme dire que les classiques sont ennuyeux sans en ouvrir un seul.
Ces préjugés mutuels sont d’autant plus dommage que certains livres connus et reconnus comme des classiques appartiennent aussi aux littératures de l’imaginaire. Jules Verne a été l’un des premiers écrivains à faire de la science-fiction, et il inspire maintenant toute une génération qui se met à produire du steampunk. Théophile Gautier, Honoré de Balzac, Edgar Allan Poe… autant de noms qui ont déjà produit du fantastique. Et que dire alors des récits mythologiques, qui sont les premiers de fantasy ? Pourtant, ils sont classés avec les romans respectables. Le sont-ils moins quand on se rend compte de leur genre ?
Voilà pourquoi il ne faut pas se borner à ces frontières, bien trop mouvantes pour être arbitrairement fixées. Intrigue et style transcendent ces genres : qu’importe pour une histoire d’amour si elle se déroule au XIXe, au XXIe siècle ou dans un autre monde, elle reste une histoire d’amour. Il en va de même pour les enquêtes policières (Les souffles ne laissent pas de traces, de Timothée Rey, qui se déroule à la Préhistoire, est classé tantôt en policier, tantôt en historique, tantôt en fantasy !), et même pour les réflexions métaphysiques. Bien souvent, c’est l’éditeur qui donne le genre : certains grands noms ne mettraient jamais « science-fiction » sur ses livres, et pourtant… Heureusement, d’autres s’y ouvrent, comme Actes Sud avec sa collection d’Exofictions.
Plutôt que de me limiter à un genre, j’ai réussi à cerner ce qui me plaisait, ou pas, dans les livres que je lisais, en piochant des livres à droite à gauche, d’auteurs variés, venant de pays variés, de genres variés. J’ai fini par entrapercevoir ce qui me plaît dans la lecture, par exemple avec L’Épouse de bois (Terri Windling, Américaine, fantastique mythologique), La Renarde du désert (Xuebo Guo, Mongol, conte vaguement fantastique), etc. J’aime les récits qui m’emportent ailleurs, que cet exotisme soit lié à un pays lointain, un pays fictif, à l’imaginaire instillé dans le quotidien, que ce soit dans la plongée de l’âme humaine ou encore grâce à la simple poésie des mots. Ainsi, Le Bâtiment de pierre (Asli Erdogan, Turque, poésie pamphlétaire ?) n’a rien de beau par le fond, rien de propice aux rêveries, car l’auteure aborde des thèmes durs et actuels comme la censure, la répression, la torture, les interrogatoires et les prisons. Pourtant, ses mots montrent ces aspects sous un autre jour, qui happent entre les pages sans pathos, dans toute la beauté des mots et dans toute la réflexion qu’ils peuvent entraîner.
Mes grands coups de cœur me portent dans des mondes souvent développés, ou dans des styles recherchés, mais j’aime aussi découvrir l’insolite et le merveilleux dans notre monde. Et ce n’est pas nécessairement quelque chose d’imaginaire. Ce peut être une anecdote historique, un émerveillement pour la beauté, ce peut être la tendresse. Je pense que cet amour de l’histoire et du merveilleux a donné naissance, chez moi, à un amour inconditionnel pour les légendes et les mythes, que ce soit dans leur lecture, leur réécriture, et dans la lecture des réécritures des autres. C’est ce qui fait, en plus de leur plume superbe, que j’ai beaucoup aimé L’Épouse de bois de Windling (oui encore ! Si à la fin de l’article, il n’est pas dans votre wishlist, j’ai raté mon coup !) et Les Contes myalgiques de Nathalie Dau, entre autres livres et auteurs.
Je n’aime pas les barrières.
Pourquoi un livre de l’imaginaire n’aurait-il pas le droit à un style recherché, travaillé, poétique ou argotique ? Pourquoi dans l’esprit des gens se résument-ils à des fadaises féeriques mal écrites ? Un monde étranger au nôtre n’est-il pas le terreau le plus fertile pour la critique de notre société, comme le fit La Fontaine avec ses animaux ?
Pourquoi aimer lire pour le plaisir serait-il un mal ? Est-ce que cela empêche de réfléchir ? De penser à la gravité de ce qui nous entoure ? Non, cela nous y prépare ! Et ce, que l’on soit un lecteur « sérieux », un lecteur de l’imaginaire, ou pire. Un lecteur tout court.
Au fond, si vous avez un peu pitié des lecteurs d’imaginaire, dites-vous qu’au moins… ils lisent ! Et chaque mot est une arme…
Une petite bibliographie pour la route, des livres qui font rêver et/ou réfléchir en SFFF :
- Bacigalupi Paolo, La Fille automate, Au diable vauvert, 2012
- Bradbury Ray, Fahrenheit 451, 1953
- Clarke Susanna, Jonathan Strange & Mr Norrell, Robert Laffont, 2007
- Damasio Alain, La Horde du Contrevent, La Volte, 2004
- Dau Nathalie, Les Contes myalgiques I & II, Griffe d’Encre, 2007 & 2010
- Fazi Mélanie, Notre-Dame-aux-Écailles, Bragelonne, 2008
- Guo Xuebo, La Renarde du désert, Bleu de Chine, 2001
- Keyes Daniel, Des fleurs pour Algernon, J’ai lu, 1972
- Le Guin Ursula K., La Main gauche de la nuit, Robert Laffont, 1975
- Le Guin Ursula K., Le Dit d’Aka, Robert Laffont, 2000
- Jaworski Jean-Philippe, Gagner la guerre, Les Moutons électriques, 2009
- Jaworski Jean-Philippe, Même pas mort, Les Moutons électriques, 2013
- Okorafor Nnedi, Qui a peur de la mort ? Panini Books, 2013
- Pullman Philip, À la croisée des mondes, Gallimard, 2003
- Rivero Mathieu, La Voix brisée de Madharva, Walrus et Rivière Blanche, 2014
- Stoker Bram, Dracula, Ebooks libres et gratuits, 2004
- Windling Terry, L’Épouse de bois, Les moutons électriques, 2010
Et pour la partie non-SFFF :
- Erdogan Asli, Le Bâtiment de pierre, Actes Sud, 2013